Chère Louise,
On dit que la mort est absence de sensation si je ne me trompe pas ? Eh bien, je t’invite donc à mes funérailles. Cette usine m’a détruit peu à peu comme la machine Miranda qui déboite et broie les différentes pièces qu’elle avale. Depuis mon arrivée à l’usine, je ne connais que l’obscure clarté des nuits d’été. D’ailleurs c’est assez funèbre mais le constant désordre, le bruit et le mouvement des machines me rappellent étrangement le peu de temps que j’ai passé à l’université. C’est vrai, quand j’y pense les professeurs sont tous des Miranda qu’il faut sans cesse satisfaire en leur fourrant dans la gueule les travaux qui sont censés nous guider vers la réussite. A mon avis, tout ça c’est de la foutaise. L’usine et l’université c’est qu’une perte de temps et ils ont le même but : conditionner ceux qui les côtoient à faire ce qui leur est dit de faire sans discuter et sans y réfléchir. Mais étant donné que je ne me pousse à faire ni l’un ni l’autre, je pense que mon futur repose sur ma complaisance à ces règles implicites.
Par ailleurs, il y a une chose qui m’a étrangement marqué : la cadence à l’usine. C’est complètement l’opposé de ce que je m’imaginais. Tu te rappelles quand Papa en parlait ? Quand on s’imaginait le travail continu et rapide des ouvriers ? Et quand on attribuait dans notre tête a chaque ouvrier une tâche incessante ? Eh bien, j’ai l’honneur de te dire que l’on se trompait royalement. En tant qu’ouvriers, on ne fait presque rien. On est sans arrêt aux services des machines qui nous charrient pendant que l’on répond à tous leurs caprices. À croire que la seule chose que le daron racontait et qui était d’une claire honnêteté, c’était sa fatigue. La même qui me consume de plus en plus chaque jour. Celle dans laquelle je m’étais enterré pendant l’hiver et qui semble maintenant vouloir m’extirper de son doux réconfort pour ne plus jamais me revoir. Sur ce, je m’en vais travailler, car la nuit étant tombée, à l’usine je dois maintenant retourner.
À bientôt soeurette, tu me manques.
Signé, ton frère, l’incroyable Thomas.
Cher Thomas,
Toujours aussi dramatique, à ce que je vois. Petit érudit qui cite Épicure et qui utilise mille et une figures de style. Tu ne trompes personne avec tes grands mots et accusations. Il serait vraiment temps de se ressaisir, Thomas. Rappelle-toi que je mens aux parents pour toi, ne me fais pas regretter ce choix s’il te plait. Je sais que ça doit être dur le travail à l’usine, mais il faut à tout prix que tu tiennes le coup. Je sais que tu en es capable, il faut juste que tu te revigores un peu. Rappelle-toi les fois où toi, Mehdi et moi, on s’amusait à se prendre pour les parents. On imitait leurs grosses voix et on reprenait leurs habitudes ainsi que leurs expressions avec un mégot entre les dents. Tu n’as qu’à faire comme si ce n’était que ça, que tu étais à nouveau petit et que tu t’amusais à imiter papa. Tout ce qui change, c’est que maintenant il y a même le décor pour accompagner la scène. Tiens bon, ne serait-ce que pour l’été et je suis sûre que, dans pas longtemps, cette obscure clarté qui engouffre ta vie se transformera en une lumière incandescente qui ensoleillera ta vie.
PS : tu me manques aussi frérot.
Signé, Louise.